Carnets de route d'Albert Garnier


Verdun

15 jours à Douaumont – Vaux

Mars 1916

 

Albert Garnier est né le 2 Novembre 1895 dans le petit village de Montbrand dans les Hautes-Alpes où ses parents étaient agriculteurs. Comme tous les jeunes nés cette année-là, il est recensé en 1915 puis il est mobilisé sur le front de la Grande Guerre.


17e d'infanterie, Troisième compagnie

 

25 Février 1916

 

À Frévillers, où le premier bataillon du 17e d'infanterie était cantonné depuis deux jours, il était 8 heures du soir. Dans un estaminet, je buvais une bouteille de vin blanc avec mes camarades parmi lesquels les ordonnances des officiers de la 3ème compagnie. L'estaminet était plein et les conversations allaient leur train quand le sergent du jour de la compagnie Pacourt entra:

– Les gars de la 3ème, dit-il, il y a alerte ! Il faut aller monter vos sacs on doit partir cette nuit pour Verdun !

– Alerte bah! fis-je à Pourbaix, c'est pour rire.

 

Mais pourtant les ordonnances quittèrent le café pour voir de quoi il s'agissait et faire les cantines si c'était nécessaire. A cet instant un poilu entra dans le café un journal à la main. Par-dessus son épaule, je lus : «Terrible coup de bélier allemand contre Verdun : les Allemands, après un formidable bombardement, ont lancé plusieurs attaques d'une violence inouïe contre nos positions ».

– Voilà ce qu'il y a, fis-je. Nous avons ce soir un exercice d'alerte et ça coïncide avec une attaque devant Verdun. Voilà ce qui fait croire les bruits qui circulent que nous devons partir là-bas.

 

Les ordonnances revinrent après avoir fait leurs cantines et déclarèrent que l'alerte était sérieuse. Je partis me coucher en ne croyant pas un mot de cela et après avoir enlevé mes souliers, je me roulais dans mes couvertures en blaguant les camarades qui, leur sac prêt, se couchaient tout habillés.

26 Février

 

Le matin vers 9h, le sergent Chavani entra au cantonnement et donna les ordres suivants : Montez les sacs, nettoyez les cantonnements, nous devons partir à midi pour s'embarquer. L'alerte était réelle.

 

A midi la compagnie fut rassemblée. On se joignit au bataillon et on quitta Frévillers pour aller s'embarquer à Saint Pol. La neige tombait. Le froid était vif. La route, couverte de verglas, rendait très pénible la marche et les bûches nombreuses. Les voitures de compagnie qui nous suivaient ne pouvaient nous suivre car les chevaux s'abattaient, les roues dérapaient. Un détachement du 62ème d'artillerie nous encombrait la route. Le sac sur le dos, emmitouflés dans leur passe-montagne, les poilus blaguaient sans se faire de bile.

 

Nous traversâmes Magnicourt, Monchy-Breton où était cantonnée la 97ème, Ostreville et nous arrivâmes à 5h à Saint-Pol. On forma les faisceaux en dehors de la ville. Je profitais que nous étions libres pour faire des provisions : boîtes de conserve et tabac. On nous distribua une boule de pain et trois boîtes de conserve (singe) à chaque poilu. A 9h du soir l'on s'embarqua dans des wagons à bestiaux. Nous étions abominablement serrés, mais ayant eu la précaution de se munir de paille, l'on s'étendit et le train s'ébranla laissant derrière lui la gare de Saint-Pol et toutes les lumières. Cogné et recroquevillé dans un coin du wagon, je m'endormis

 

27 Février 

 

Quand je me réveillais, le train filait toujours dans la direction de Paris. On mangea les provisions. J'écrivis une carte à mes parents ainsi libellée : "Je me suis embarqué à Saint-Pol et file vers une destination inconnue, probablement Verdun !". Mais avant d'arriver au Bourget, le train s'arrêta et prit une autre direction. Nous traversions la France et le doute n'était plus possible : c'était vers Verdun que nous nous dirigions.

 

La nuit venue, chacun se rendormit dans son coin et moi avec cette pensée : "Où allons-nous ? Puisque l'on nous dirige sur Verdun, ce n'est pas pour des prunes ??". Mais je me rendormis avec cette pensée qui vous vient dans les meilleurs comme aux  plus pires moments : "Nous verrons bien !".

 

28 Février 

 

A 4h du matin, un officier ouvrit la porte du wagon et dit :

– Hé ! Là-dedans ! Nous allons arriver. Il faut monter vos sacs et vous équiper.

Les bougies furent allumées et en vitesse l'on s'habilla, s'équipa, les sacs bouclés et le train s'arrêta. Il faisait nuit encore. Je mis pied-à-terre. Il n'y avait pas de neige et le plus qui m'épata c'est que je n'entendis pas le son du canon. Je m'approchais d'une plaque indicatrice et je lus à la lumière de ma lampe électrique de poche cette inscription : Mussey (Meuse). Ainsi nous n'étions pas loin de Verdun, mais je ne m'expliquais ce pourquoi le bruit du canon ne parvenait pas jusqu'à nous. Les chevaux, les cuisines roulantes, tout le train de combat débarqua.

 

 

En colonne par quatre, l'on se mit en route dans la nuit. Nous traversâmes Mussey et l'on prit la route, une route à travers bois et qui montait dur. Le sac était lourd, les poilus suaient et et soufflaient et la route continuait interminable.

 

A un embranchement le bataillon se divisa. La 1ère et 2ème compagnie s'arrêtèrent et nous avec la 4ème l'on fit la pause sur le talus de la route. Enfin l'on se remit en marche et au lever du jour nous atteignîmes le village de Mognéville. Le village avait plusieurs maisons détruites car les Boches y étaient arrivés et étaient partis, chassés par les Français et la bataille de la Marne. La compagnie fut logée dans une seule ferme, les gens étaient très gentils.

 

Ils nous racontèrent l'arrivée des Boches dans le pays disant qu'ils n'avaient pas trop fait de mal, mais qu'ils avaient bu tout leur vin et qu'un soir le pré qui était devant la maison était couvert de Boches qui cuvaient leur vin. Un combat avait eu lieu dans le village et les murs et les portes en portaient les traces que les balles leur avaient imprimées.

 

Vers 9 heures du matin, le 62e d'artillerie vint cantonner dans le village, puis un bataillon du 158ème et du 149ème le traversèrent.

 

 

Quelques débits se trouvaient dans le village et naturellement l'on leur rendit visite car les vivres que l'on nous avait donnés en partant avaient passé. Une rivière passait par là et je procédais un débarbouillage en règle puis je me reposais.

 

29 Février     

 

Je me trouvais heureux, il faisait un temps splendide, mais à midi l'ordre fut donné à la 3ème et 4ème compagnie d'aller rejoindre le reste du bataillon resté à Couvonges à 2 km de Mognéville.

 

A 2h de l'après-midi l'on refit le chemin déjà parcouru la veille. Nous fûmes cantonnés dans une grange. Couvonges était plus petit que Mognéville et avait quelques maisons détruites. Le paysan chez lequel nous étions cantonnés me raconta que pendant la bataille de la Marne, une patrouille de Uhlans s'était présentée, demandant si il y avait longtemps que les Français étaient passés. Au même instant, une section de chasseurs alpins descendait en courant dans le pré qui était au-dessus de la maison. Un chasseur se montra au coin du mur et le Uhlan eut si peur qu'il se sauva et dans sa précipitation, il sauta le balcon d'une hauteur de 3 mètres.

 

1er Mars

 

Nous passâmes cette journée à nous reposer.

 

2 Mars

 

Au matin, les sacs furent bouclés et à 8h du matin, le bataillon s'ébranla. Nous marchâmes toute la journée. Il faisait chaud et le sac était lourd. La route était pénible et tout le long de la route je remarquais de petites tertres de terre entourés de piquets et de grillage avec des petits drapeaux tricolores et avec cette inscription : "Ici repose un tel et un tel du Xe d'Infanterie tué au champ d'honneur en Septembre 1914". Ou bien dans une fosse isolée, plantée en vue, une croix faite d'un bâton avec ces mots : "Ici repose un ou plusieurs soldats allemands". Les tombes étaient souvent nombreuses suivant la disposition du terrain.

 

Et tard en marchant, en regardant ces tombes, je vivais par l'imagination les premières phases de la bataille de la Marne. Les rencontres des éclaireurs, les coups de fusil échangés et parfois les patrouilleurs qui tombaient dans une embuscade. Vers 5 heures du soir, après avoir fait 24 km, nous arrivons à Rembercourt-aux-Pots

 

Le bourg était grand mais il avait extrêmement souffert de la guerre. Des maisons avaient été calcinées et dressaient dans l'air leur carcasse noircie. L'église surtout avait terriblement souffert et le première étage avait été rasé par les obus. 

 

Les 1er et 2ème bataillons furent logés à Rembercourt. Le général Mainvielle installa le bureau de la brigade à la mairie et le colonel Maréchal le sien à côté. Quand à ma section, nous fûmes logés dans une ferme : deux escouades au rez-de-chaussée dans une écurie à côté des vaches et deux escouades dans la grange au-dessus. Et moi je fis mon lit dans une couche de luzerne où je dormis comme un roi car j'étais très fatigué.

 

 

3 Mars

 

Je me levais tard juste pour manger la soupe. Le temps était beau et j'achetais un journal et voici ce que j'y appris : à Verdun la bataille faisait rage. Les Allemands accablaient nos positions d'un véritable déluge d'obus de tout calibres et nous avions été obligés de reculer et l'ennemi s'était emparé du fort de Douaumont. Mais nous, par une vue violente contre-attaque, nous avons repris le fort et le village. De Rembercourt, nous étions à 35 km de Verdun et à 30 km de Bar-le-Duc. Le bruit du canon parvenait jusqu'à nous avec un roulement lointain et continu. La nuit, la lueur de l'éclatement des obus se voyait très bien et de même que la lumière des projecteurs qui fouillaient le ciel. A 2h, le Sous-Lieutenant Férié nous rassembla et nous conduisit chercher de la salade et jouer au ballon, mais le cycliste arriva et dit au capitaine Vaillant qui commandait la compagnie :

– Mon capitaine, il faut faire rentrer les hommes, un ordre vient d'arriver, nous partons ce soir.

L'on rentra. Je montais mon sac, puis comme nous devions partir que dans la soirée, je courus aux provisions. Mais les épiceries étaient bondées et il était impossible de se faire servir. Je réussis néanmoins à me procurer du chocolat, mais c'était tout ce que je pus trouver. L'on nous distribua pour 5 jours de vivres, soit une boule et demie de pain et cinq boîtes de singe. Nous pouvions nous engraisser.

 

A la nuit, la compagnie se rassembla car nous devions partir à 7h en auto. L'on forma les faisceaux et le capitaine dit :

– 3ème compagnie, rassemblement autour de moi, j'ai à vous parler.

La compagnie fit le cercle et le capitaine dit :

– Mes amis, lorsque je suis venu prendre le commandement de la compagnie, je croyais ne rester que très peu parmi vous. Mais puisque nous allons ensemble au feu, il faut que nous nous connaissions tous et que nous soyons tous de bons camarades. Je suis un vieux de la vieille, vous pouvez avoir confiance en moi. Je ne vous laisserai pas en panne, mais vous ne m'abandonnerez pas non plus.

– Non mon Capitaine, répondit d'une seule voix la compagne.

– Merci mes amis, dit-il, et vive la France

– Vive le capitaine, dit la compagnie.

 

Le capitaine avait les larmes aux yeux et cela m'impressionna beaucoup de voir pleurer cet homme qui avait les cheveux blancs et nous parlait comme s'il avait été notre père.

 

Les autos ne venaient pas vite et j'eus le temps de réfléchir. Je me rappelais les combats de Lorette auxquels j'avais pris part et je me dis : "Ma foi nous verrons bien ce qui arrivera, il ne faut pas se faire de mauvais sang à l'avance". Pourtant les autos arrivèrent et l'on grimpa dedans et l'on partit. 

 

Nous roulions dans la nuit, les longue files d'autos se suivaient et l'on aurait dit d'immenses trains ou encore des villages car le phare de chaque auto ressemblait à une fenêtre. Nous roulâmes pendant longtemps. Après beaucoup d'arrêts brusques et de démarrages, l'on s'arrêta dans la nuit. Nous descendîmes, les auto-camions avaient leurs phares éteints et il n'y avait aucune lumière.

 

Tout le 21ème corps se déplaçait et maintenant dans la nuit l'on entendait les voix :

– 21ème par ici. 109ème par ici.

C'était un méli-mélo indescriptible. Je réussis à trouver ma compagnie et l'on se mit à marcher. Dans la nuit, une auto allumée nous dépassa. Je reconnus ensemble le Général De Bouillon, commandant la 13ème division et Maistre, commandant le 21ème Corps. Des fusées s'élevaient et s'éteignaient dans la nuit. Les coups de canon s'entendaient très distincts. Nous passâmes dans les rues d'un village et voyant un brave Territorial, je l'attrapais par le manche et lui dit :

– Comment s'appelle ce village ?

– C'est Regret me dit-il et voilà le fort.

Nous continuâmes à marcher dans la nuit. Soudain j'entendis des sifflements, puis l'éclatement de deux 750 allemands et les éclats vinrent nous siffler aux oreilles.

 

Nous pressâmes le pas et sur la route que trois doigts de neige couvrait, le bataillon s'échelonna par compagnies. Où allions-nous ? Montions-nous aux tranchées ce soir ? Les fusées n'étaient pas très loin ! La route grimpait dur et le sac pesait sur le dos. Nous arrivâmes devant les casernes Chevert et nous y fîmes la pause. Je pensais que nous allions y cantonner, mais on se remit en route. De temps à autre, le commandant Dez, sa lampe électrique à la main, s'arrêtait et son visage brûlé par le Sirocco africain se penchait sur la carte d'état-major. Je me rapprochais du Lieutenant Boniface qui était son adjoint et je lui demandais :

– Est-ce loin où nous allons ?

– Il y en a encore pour 2 heures, me dit-il, nous sommes à moitié chemin.

La route était couverte à présent d'une boue gluante qui rendait la marche extrêmement pénible, de plus la route montait à pic. Les crêtes des collines étaient couvertes de maçonneries.

– C'est des fort ou des redoutes, pensai-je.

 

Cependant en marchant, nous nous étions éloignés quelque peu du front et les fusées éclairantes semblaient être plus loin. Les coups de canon se répercutaient avec un grondement sourd. Sur un col, l'on fit la pause. Les hommes s'étalèrent, essoufflés sur le talus. Le commandant dit :

– Encore un petit coup les gars, dans une demi-heure, nous serons arrivés.

Et on se remit à marcher.

 

4 Mars

 

Le jour se levait gris et vif quand nous pénétrâmes dans Belrupt. Le fourrier Tomasi, qui était parti faire les cantonnements, revint et dit :

– Il n'y a que très peu de place. J'ai trouvé un coin avec les artilleurs, venez !

L'on accédait dans le bâtiment par une échelle branlante. Les artilleurs dormaient étendus sur la paille. J'enlevais mon sac et mes souliers. Je me roulais dans ma couverture et je m'endormis.

 

Je me réveillais qu'à 2 heures du soir. J'allais inspecter le village. Dans les rues, l'on s'enfonçait à mi-jambe dans la boue. C'était une file ininterrompue de convois de ravitaillement d'artillerie d'infanterie,  de cuisines roulantes, d'auto-camions de la Croix-Rouge. Avec des artilleurs du 114ème, l'on se trouvait à Belrupt. L'on voyait arriver des Zouaves éclopés, la terre collée à leurs habits et le visage ravagé par la souffrance et les privations. Le 17ème était tout logé à Belrupt et les poilus étaient logés un peu partout. A l'école, ils étaient couchés sur les tables, dans les coins, partout. A l'église, au pied de l'autel, dans les bancs, en haut dans la tribune. Tout était archi-bondé. 

 

La nuit venue, après avoir causé avec les artilleurs, je me couchais en pensant que peut-être le lendemain il faudra grimper dans la fournaise.

 

 

5 Mars 

 

Vers 9 heures, le sergent vint et nous dit qu'il fallait monter les sacs, que nous montions le soir en réserve. Je bouclais donc mon fourbi, mais les cuisines ne nous avaient pas suivi et il fallait toujours manger du singe. J'avais la dent et lorsque les artilleurs s'en furent manger leur soupe, j'allais avec eux. Je m'expliquais avec leurs cuisiniers en leur demandant s'il ne restait rien à manger. Le cuisinier était un bon diable et il me remplit ma gamelle de rata et me donna un morceau de viande. Je fus partager le tout avec Pourbaix qui était mon copain et quand la croûte fut finie, que le tout fut arrosé d'un quart d'eau javellisée en fumant une vieille pipe, je lui dit en riant :

– Avec ça mon vieux on les aura.

 

A 2 heures la compagnie fut rassemblée et se joignit au bataillon et l'on se mit en route. Les cuisines étaient installées dans les bois, cachées derrière un repli de terrain. Des chevaux, des caissons encombraient la route. Nous prîmes un chemin à travers bois. Tout à coup, je vis la bicyclette du Colonel qui, passant par un raccourci en courant, rejoignit le Commandant Dez qui retourna à Belrupt. "Pourvu que cela ne change en rien la situation de la Compagnie" pensais-je.

 

A 2 km de Belrupt l'on s'arrêta et en ligne de section par 4 dans le bois, l'on forma les faisceaux. Les pièces lourdes tiraient sans relâche et leurs coups me cassaient les oreilles. Croyant que l'on n'y passerait la nuit, je cherchais un endroit pour dormir. Mais Veyrer, l'agent de liaison, arriva.

– Chavani, dit-il au sergent, conduis la section sur la route. Nous partons.

 

On mit sac au dos et la compagnie se forma sur la route à la suite du bataillon. Où va-t-on ?? hein ? Le bruit circula. On monte en première ligne.

– Oh ! alors ils la salissent, firent les troufions.

Une inquiétude m'étreignait. Où allons-nous ?? Que serait demain ? Dans le bois, les batteries d'artillerie lourde tiraient sans relâche et les coups formidables se répercutaient dans les bois avec un bruit sourd.

 

Nous suivions le côté gauche de la route en colonne par deux. Le lieutenant Meysson, qui était commandant de compagnie, puisque le capitaine Vaillant, malade, avait resté à Belrupt, marchait au milieu. Tout à coup, je vis la terre se soulever et une détonation éclata. Je me jetais à terre car instinctivement je compris qu'un projectile venait d'éclater là, au milieu de la route, à 3 mètres de moi. Je n'avais entendu aucun sifflement et je crus que c'était une bombe d'aéroplane, mais au un trou produit par l'éclatement, je compris qu'un obus venait de tomber là. Personne n'avait été blessé. Je n'avais pas eu peur et je me remis à marcher. Nous suivions une route en pente dans le bois. Tous les 100 mètres, l'on trouvait des chevaux tués. La nuit venait. Des obus boches passaient en sifflant sur nos têtes allant tomber sur nos batteries.

 

Après environ 3 km, l'on fit halte et le bataillon se coucha au bord de la route. Les officiers de la 3ème et 4ème compagnie vinrent s'asseoir près de moi. Le sous-lieutenant Boniface, qui était adjoint au commandant, vint causer avec eux.

– Le commandant est parti reconnaître l'endroit où nous allons. D'après ce que le Colonel a dit, nous allons au fort de Douaumont, fit-il.

– Ce n'est pas le bon coin, fit le Lieutenant Meysson.

On resta une bonne heure sur la route. Enfin, la colonne s'ébranla. Les obus boches tombaient toujours, mais surtout en avant de nous. Nous marchions très vite en file indienne. Le sac semblait lourd, mais je marchais quand même. Sur tout le parcours, nous trouvions des corvées, des autos camions emportant des blessés, des compagnies relevées. On tourna à droite et une rafale d'obus s'abattit dans le champ à côté de nous et les éclats nous sifflèrent aux oreilles.

– Allez. Filez. Ce n'est rien, fis-je !

 

Les obus continuaient à tomber et l'on pressa le pas. J'aperçus des fusées éclairantes sur la droite et une fusillade éclata.

– Halte! fit-on.

L'on s'arrêta. Nous marchions maintenant en plein bois dans un sentier. La fusillade cessa et nous reprîmes notre marche dans le bois d'Haudromont. Un arbre couché au travers du chantier exigeait un détour. Lorsque j'eus dépassé l'arbre, je ne vis plus personne devant moi. La nuit était obscure. Je me mis à courir pour rejoindre mes compagnons. Je trouvais Boudeau qui courait devant moi.

– Où sont les autres ? fis-je

Mais il ne répondit pas et continua à courir comme un fou. Enfin nous rejoignîmes la colonne.

– Faites passer que ça ne suit pas, dis-je.

L'on s'arrêta et l'on repartit quand toute la compagnie eut rejoint. Le bombardement avait cessé. Il devait être près de 10 heures du soir. Sur la crête, les fusées montaient et descendaient. Nous traversâmes le village de Fleury presque déjà détruit. Nous suivîmes ensuite un vallon à droite, dans le bois de Caillette. On monta vers la crête. Un squelette humain déterré par un obus se dressait tout blanc dans la nuit. Je le regardais sans frayeur mais je fis cette remarque :

– Ça sent le macchabée par là !!

 

Le sol où nous marchions maintenant était complètement retourné par les obus et une maison qui dressait son squelette avait été à moitié pulvérisée par le bombardement. Je pensais : "il a dû faire chaud par là !!". Les fusées montaient toujours sur la crête et je compris que c'était là que nous allions. On montait section par section. Enfin nous trouvâmes la 2ème compagnie. L'on appuya à gauche. Une fusée s'éclaira et l'on s'immobilisa. Enfin l'on descendit dans un bout de tranchée que je n'avais tout d'abord pas aperçue. Elle avait 1 mètre de hauteur et je vis qu'elle été occupée.

– Quel régiment ? demandais-je.

– 9ème Zouaves, me dirent-ils.

 

Une fusillade éclata soudain sur la droite et les balles se mirent à siffler et les fusées me montrèrent que le front faisait le fer à cheval et que nous avions beaucoup de chance d'être atteints par les balles venant par derrière du bois de la Caillette. La fusillade continuait à crépiter et le lieutenant Férié commanda :

– Tout le monde debout, mais ne tirez pas si vous ne voyez rien.

La fusillade cessa et les Zouaves quittèrent la tranchée en nous souhaitant bonne chance. La nuit se passa assez calme pour nous. Il y a eu quelques fusillade à droite au bois de la Caillette. Quelques 75 mal dirigés tombaient dans la tranchée ou assez près, ce qui nous obligea à lancer des fusées vertes pour faire allonger le tir. Des 74 autrichiens raflèrent la tranchée pour éclater 30 mètres plus bas. Il faisait froid et on tapait la semelle.

 

6 Mars 

 

Le jour se leva et je me rendis compte que les tranchées occupées par le 1er bataillon se trouvaient à mipente au bord d'un jardin dont les barreaux des claies nous servaient à poser nos fusils. Devant la 3ème compagnie, une maison à moitié démolie et qui portait le nom de ferme Thiaumont, dont il a été longtemps question sur les communiqués. Derrière nous, sur la droite, le bois de la Caillette où était le 109ème d'Infanterie en liaison avec la 1ère Compagnie, devant laquelle, sur la crête, était le fort de Douaumont dont on distinguait les murs. Devant la 2ème Compagnie qui était en liaison avec la 1ère, se trouvaient deux maisons et plus haut, la route allant du fort au village de Douaumont. Enfin, nous, la 3ème Compagnie qui étions en liaison avec le 2ème Bataillon. La tranchée à l'emplacement de la 5ème Section où j'étais faisait un angle droit et se continuait où se trouvait la 5ème Compagnie avec laquelle nous étions en liaison. A cet angle droit se trouvaient deux mitrailleuses. Le fort de Douaumont qu'occupaient les Boches était pour ainsi dire encerclé par nous. Mais le long de la crête où était le fort, on ne voyait aucune tranchée boche évidemment. Elles étaient derrière à l'abri de nos balles. 

 

Dans la journée, le bombardement devint assez fort mais les obus tombaient surtout à l'arrière et moi, qui avait passé l'été à Lorette, j'en avais bien vu d'autres. La nuit vint. Une fusillade assez forte se produisit au bois de la Caillette. Il faisait très froid et l'on veillait à tour de rôle et moi avec Chopin. Vers minuit, assis sur mon sac, roulé dans ma couverture, je m'étais assoupi. Quand je suis réveillé par une explosion terrible, c'était comme si j'avais reçu un coup de massue. Je me levais d'un bond et je vis qu'un obus venait d'éclater sur le parapet de la tranchée. Chopin était étendu au travers du boyau.

– Tu es blessé ? lui demandais-je.

– Non, me dit, mais l'explosion m'a assommé.

Mais un autre projectile arrivait en sifflant et je me baissais. C'était un 77 qui éclata 20 mètres plus loin et je ne pus me tenir de dire :

– Ah que les Boches sont bêtes. Ils pourraient bien nous ficher la paix !

Le reste de la nuit se passa assez bien, si ce n'est qu'encore un 77 éclata si près de Brunet qu'il lui brûla le cou et sa toile de tente sans le blesser.

 

La neige se mit à tomber, fine et glacée. Debout dans la tranchée, je la regardais tomber en pensant que la vie de famille aurait été plus agréable. Pourbaix, sur ces entrefaites, arriva avec quelques aliments pour la section : des haricots en salade, du pain et un quart de vin, enfin une goutte de gnôle par-dessus le marché.

 

7 Mars  

 

Le jour parut. Pendant la nuit, j'avais creusé une niche dans la paroi de la tranchée que j'avais recouverte de ma toile de tente. Comme en plein jour on ne laissait qu'un veilleur par escouade, j'entrais dans mon trou et fatigué par 2 nuits de veille, je m'endormis. Je me réveillais vers les 10 heures du matin et mon premier travail fut d'écrire. Pendant que j'étais en train à l'abri sous ma toile de tente, un obus éclata tout près et me remua tout entier. J'entendis un cri puis des pas précipités dans la tranchée. Je vis accourir le Caporal Brulin qui disait en tenant son bras :

– Aïe ! je suis blessé.

On lui fit son pansement et je vis qu'il avait reçu trois éclats à l'omoplate droite. J'allais voir l'endroit où l'obus avait éclaté et je vis mon Caporal à moi, Vaginay, qui était étendu dans le boyau, ne donnant plus signe de vie. Il avait reçu un éclat à la tête. Cela me donna à de pénibles réflexions. Vaginay était marié et père de famille. C'était un excellent camarade . Il y avait un instant encore, il m'avait parlé. Et les obus boches qui passaient par rafale semblaient nous dire "à qui le tour ?".

– Oui, à qui le tour, fis-je. Aujourd'hui pour toi, demain pour moi.

 

L'après-midi, le bombardement devint extrêmement violent et je pensais d'une minute à l'autre à voir surgir les Boches. Il n'en fut rien qu'une fusillade terriblement longue au bois de la Caillette. La nuit tomba. Elle se passa assez agitée car à un coin ou à l'autre du secteur éclatait à chaque instant une fusillade et il fallait que tout le monde fut debout. Mais c'était vite calmé. La nuit était froide et inutile de dire que je dormis peu.

 

8 Mars 

 

L'aube parut. Profitant du jour, je me glissais dans mon trou pour être un peu tranquille, puis je m'endormis. Je me réveillais par de terribles éclatements, en même temps qu'un va-et-vient dans la tranchée. Croyant à une alerte, je me levais et je vis que les Boches lançaient des torpilles qu'on appelait Minenwerfer ou Crapouillot. En levant les yeux, l'on voyait venir le terrible engin de mort qui semblait venir droit sur nous. Heureusement, ils allaient à une cinquantaine de mètres de nous et éclataient en plein sur la 5ème Compagnie avec un bruit formidable : "Crraou...". La tranchée était ébranlée et la terre montait à une centaine de mètres de hauteur et des cailloux, des mottes de terre tombaient sur nous. Les Boches continuaient à lancer leurs terribles engins.

 

Instinctivement je m'étais reculé dans un coin de la tranchée et je me baissais au moment où la torpille touchait la terre. Je m'aperçus alors qu'une de mes bandes molletières était défaite. Je la roulais et allais la remettre quand mes camarades se mirent à crier.

– Les voilà ! Les voilà !!

Mettant ma molletière dans ma poche, je  courus à mon fusil.

 

En effet, c'était bien les Boches, l'ennemi héréditaire, les Allemands.

 

Ils se dirigeaient en courant, baïonnette au canon, sur la 5ème Compagnie. En colonne par quatre, le casque en tête, le sac au dos, ils couraient courbés à travers les trous d'obus. La fusillade éclata, violente et terrible. La déclivité du terrain ne nous permettait pas de les voir longuement, 8 à 10 mètres à peine. Les coups de grenade éclataient de part et d'autre. Tout d'un coup, une reculade se produisit : la 5ème Compagnie, qui avait évacué sa tranchée sous le bombardement des Crapouillots, venait de laisser sauter les Boches dans la tranchée. Le premier moment de surprise passé, j'avais normalement repris mon sang-froid et je tirai comme à la cible. Soudain, parmi les Boches, j'en distinguais un qui portait comme une haute en fer blanc derrière le dos, un appareil pour lancer du liquide enflammé.

 

En arrivant sur la 5ème Compagnie, deux flammes de 4 à 5 mètres jaillirent, ce qui dégagea une fumée noire. "Pourvu que ce ne soit pas des gaz" pensai-je !! Et visant soigneusement l'homme, je lui lâchais mon coup de fusil. Je vis le Boche disparaître. Dans la tranchée française, beaucoup de mes camarades étaient très nerveux. Beaucoup d'entre eux voyant les Boches pour la première fois lâchaient leur coup au hasard ou tiraient à répétition et dans l'affolement, enrayaient leurs fusils. Etant presque le plus ancien du front, je me mis à leur prêcher le calme et le sang-froid.

– Visez bien votre homme, leur dis-je, car une balle qui manque son homme, il ne vaut mieux pas la tirer.

Cependant les Boches cachés derrière les aspérités du talus nous fusillaient. L'on voyait les casques se lever et se coucher à une vingtaine de mètres de nous. Les barreaux de la palissade me gênaient parfois pour tirer et je dis à mon camarade Réon :

– Tiens, à toi celui-là.

Mais le pauvre bougre tirait devant son nez. Pourtant les balles des Boches partaient. le caporal Louette, atteint d'une balle à la mâchoire, criait comme un perdu dans la tranchée. Le sergent Gilbert, qui était monté sur le parapet pour mieux voir, s'effondra, une balle en plein cœur.

 

Parmi les Boches cachés, soudain un d'entre eux sauta en avant et ses trois grenades à la main, son casque par-dessus son passe-montagne, il vint se réfugier derrière un tas de pierres avant qu'aucune de nos balles n'ait pu l'atteindre. Aussitôt arrivé, il lança sur nous une grenade. Je la vis arriver en tournoyant. Je me baissais pendant qu'elle éclatait à gauche de moi sur le parapet. Un mitrailleur lui répondit et la grenade lui éclata en plein dessus. L'on vit son casque sauter à 10 mètres en l'air. Voyant le sort subi par leur camarade, les Boches n'insistèrent pas et entreprirent d'avancer dans le boyau à coup de grenades. La bataille s'engagea. Les grenades boches venaient éclater sur le bord de la tranchée avec un bruit sourd. Nous répondions grâce a nos petites grenades ; malgré le terrain en pente nous tenions les Boches à distance. Je jugeais la situation périlleuse et je dis aux copains :

– Il faut tenir car si on nous prend la tranchée à terrain découvert, nous sommes fichus et c'est la pagaille. Et de plus, la tranchée perdue il faudra la reprendre. Tenons bon, ils ne passeront pas car il n'y a qu'une compagnie devant nous.

Les grenades allaient manquer. Je le signalais à l'adjudant qui me fit passer deux caisses.

 

Les Boches, faute de munitions, s'arrêtèrent. Ils n'avaient plus de grenades et nous jetaient les nôtres qu'ils avaient pris dans la tranchée sans les amorcer. Je respirais, comprenant que l'attaque était arrêtée. Mais à ce moment-là, si j'avais été chef j'aurais contre-attaqué et assurément l'on aurait repris la tranchée.

– Veillez bien les gars, criait l'adjudant. Ils vont revenir.

Là-haut où ils avaient débouché, les Boches blessés passaient en rampant et ceux qui étaient sains et saufs allaient chercher du renfort. Pendant l'attaque, notre artillerie n'avait pas tiré un coup de canon et nous n'avions plus de fusées rouges pour lui signaler. Une fusillade éclata vers la lisière du bois de la Caillette où était la 129ème. L'artillerie ennemie redoubla d'intensité. On ne s'entendait plus parler et une fumée grise couvrait le bois de la Caillette. Posant mon fusil sur le parapet, je m'enfonçais un grand quart de pinard. Les Poilus, contents d'avoir empêché de passer les Boches exultaient.

– Ah ce qu'on leur a mis !

Tout d'un coup, les Boches surgirent en colonne par quatre, baïonnette au canon.

– A gauche ! Tirez ! Tirez ! Feu ! criaient les poilus.

Une dizaine d'Allemands s'abattirent, d'autres se cachèrent dans les trous d'obus et se mirent à jeter des grenades. Abrité derrière un tas de pierres, un Boche montrait une longue baïonnette. Un officier allemand montra son poing armé d'un revolver qu'il déchargea dans notre direction. Puis criant de nouveau, les Allemands se portèrent en avant. Une douzaine, baïonnette au canon, s'élancèrent sur la tranchée.

 

La fusillade crépita. Les Boches chancelèrent puis s'abattirent avant d'arriver à la tranchée. Une vingtaine qui chargeaient sur la 2ème Compagnie furent fauchés par la mitrailleuse que nous avions installée dans le boyau. A gauche de la section, les Boches essayaient de nous chasser de la tranchée à coup de grenades et attaquant de face et de flan, ils essayaient de nous faire prisonniers. Les grenades éclataient sans relâche et à toutes minutes des hommes s'abattaient morts ou blessés. Mais les Boches avaient affaire à des poilus qui se seraient fait tuer jusqu'au dernier avant de lâcher. Et les poilus criaient :

– Ils ne passeront pas ! ils ne passeront pas !

Les Boches se faisaient tuer comme des mouches, mais nous causaient beaucoup de mal. Un mitrailleur fut installé, prenant le boyau par où les Allemands venaient en enfilade. Les deux pointeurs furent tués coup sur coup. Quand à moi, je m'étais mis à lancer des grenades, mais étant sur la droite de la section et trop loin pour que les grenades que je jetais fissent de l'effet, je repris mon fusil. Chopin me remplissait mes cartouchières et je tirais sans relâche. Rendu moitié fou par la fusillade ou les obus, je n'avais aucune conscience du danger. Je me montrai jusqu'à mi-corps au-dessus de la tranchée, mon fusil me brûlait les doigts et je pris celui d'un blessé.

 

Une balle vint s'écraser sur le canon de mon fusil et le plomb de la balle me rentra dans la main ne me causant qu'une légère égratignure heureusement. Boudeau, qui était à ma gauche à côté de moi, fut atteint d'une balle au cou. Il ne pouvait plus proférer aucun son et le sang lui sortit par la bouche. Au même instant, je reçus un choc à la tête.

– Je suis touché, fis-je.

Il n'en était rien. Une balle m'avait traversé mon casque faisant sauter le cimier sans me blesser. Soudain, Picon, qui était mon voisin de droite, tomba à la renverse. Je l'empoignais à bras-le-corps et je vis qu'une balle lui avais effleuré la tête, lui faisant une raie dans les cheveux et mettant presque à nu la cervelle. Il roulait des yeux égarés, je l'ai cru mort ou au moins près de l'être, mais il revint et s'enfila tout un flacon d'alcool de menthe. Et quand il put parler, comme je lui disais d'aller au poste de secours, il me dit :

– J'ai tout le côté gauche paralysé.

 

 

C'était midi. Je me rendis compte de la situation. L'attaque allemande était enrayée mais est-ce que ce soir les Boches n'allaient pas attaquer encore ? C'était inévitable. Est-ce que des renforts n'allaient pas leur arriver et en nombre, ne nous culbuteraient-ils pas dans la plaine ? Nous n'avions aucune tranchée derrière nous. Notre effectif était diminué, la tranchée encombrée de morts et de blessés. Alors voici le plan que je tirais : si les Boches parvenaient à prendre la tranchée, je sauterai par-dessus le parapet et irai me réfugier derrière la maison, en bas, derrière le talus. Là, je verrai. Mais je voulais à tout prix éviter d'être prisonnier. Car je ne serais pas sûr que les Boches ne nous eussent pas tués. Nous n'avions presque aucun gradé. Trois de nos caporaux avaient été blessés ou tués. Nous n'avions pas de sergent. Il y avait juste l'adjudant Lumeau qui se trouvait à proximité de nous. Le Sous-Lieutenant Férié avait été blessé d'une balle à l'épaule au début de l'action. Le Lieutenant Meysson, qui était au poste de commandement comme il fallait traverser une assez grande distance à terrain découvert, ne pouvait le faire sous l'intensité du feu. Heureusement les grenades et les cartouches ne manquaient pas et c'était beaucoup. A la lisière du bois de la Caillette, la fusillade crépitait avec une violence inouïe. Les mitrailleuses ne lâchaient pas leur tac tac tac terrible. Le bois était couvert d'une fumée grise. Des rafales d'obus de gros calibre passaient avec un bruit de train. Sur tout le secteur, la fusillade et la canonnade étaient intenses, enragées. 

 

Soudain, à l'œil nu, l'on vit la 109e d'Infanterie quitter sa tranchée sous la terrible poussée boche et se sauver dans toutes les directions sous un déluge d'obus. Les Boches s'infiltrèrent dans le bois de la Caillette. Mais de derrière un repli de terrain, nous vîmes sortir un bataillon qui chargeait sur les Boches à la baïonnette. Les Capotés bleus horizon s'élancèrent sur les Boches qui rebroussèrent chemin. C'était magnifique à voir. C'était le 3ème bataillon du 17e d'Infanterie qui reprenait les tranchées abandonnées par le 109ème. Au même instant, devant nous, les Boches s'élancèrent en colonne serrée sur la tranchée et avançaient malgré le feu terrible que nous leur faisions. Ce que voyant l'adjudant cria :

– Lancez des grenades !

C'est ce que tous les poilus firent et les grenades, en éclatant, faisaient un barrage de feu devant la tranchée. Les grenades éclataient de part et d'autre. Une fumée noire passa entre les lignes. On ne distinguait plus rien, mais les coups de grenades et la fusillade continuait de plus en plus violente. Un Boche se précipita sur la tranchée, la baïonnette en avant. Dans la fumée, il semblait un diable échappé de l'enfer. Il venait droit sur moi. Je lui lâchais un coup de fusil au moment où il allait arriver sur moi. Dans ma précipitation je ne visais pas, mais mon coup porta et le Boche s'abattit. De voir que j'avais failli être tué par sa terrible baïonnette, je tirais la mienne et la mis au bout de mon fusil en criant :

– Baïonnette au canon !! Feu ! Feu ! Tirez ! Tirez !

 

La mitrailleuse qui était à côté de moi me cassait les oreilles et me faisait sauter de la terre dans les yeux. La fumée m'aveuglait et m'étouffait. Je me mis à tousser et je cessais de tirer. Peu à peu la fumée se dissipa, la fusillade s'arrêta. Je vis le terrain devant nous couvert d'Allemands qui étaient morts ou grièvement blessés. Ceux qui étaient sains et saufs se cachaient dans les trous d'obus, ou en rampant essayaient de regagner leur lignes, et inutile de dire que chaque Boche qui se montrait déchaînait une fusillade sur toute la ligne. La neige était tombée pendant l'après-midi et une légère couche recouvrait le sol. Les Boches qui étaient couchés sur la terre ne devraient pas avoir chaud.

 

A 4h du soir, la fusillade s'arrêta. J'étais moitié sourd et les mains et l'épaule droite où j'appuyais la crosse de mon fusil me faisaient mal. Je songeais alors à mettre ma molletière que j'avais dans ma poche depuis 7 heures du matin. Le commandant Dez et le Lieutenant Meysson passèrent dans la tranchée :

– Eh bien les gars, fit le Commandant, cela va-t-il ?

– Pas trop mal mon commandant. Ah ce qui ce qu'on leur a mis aux Fritz ! Qu'est-ce qu'ils ont pris pour leur grade ! Ils peuvent toujours se mettre la ceinture pour avoir Verdun, firent les poilus.

– Avec ça dit le Lieutenant Meysson, nous avons bien manqué d'aller casser des cailloux à Berlin.

Sous le 3ème bataillon, les branches du fer à cheval se refermaient et le bataillon était prisonnier. La nuit tomba et presque tout le monde veilla car l'on craignait encore un coup de la part des Boches. Une chose terrible entre toutes, c'est que si nous n'avions peu reçu d'obus de la part de l'ennemi, notre artillerie n'avais pas tiré un coup de canon pour arrêter l'attaque des Allemands. Le lieutenant Meysson passa une partie de la nuit dans la tranchée. 

 

 

9 Mars

 

Vers les 8 heures du matin, les Boches commencèrent à jeter des torpilles. Elles tombaient sur la droite vers la 2ème compagnie et tout près de notre tranchée. Le Lieutenant prit ses dispositions, fit faire plusieurs corvées notamment de cartouches et de grenades. Pour ma part, j'allais chercher de l'eau dans une maison à moitié démolie où se trouvait une pompe. Par curiosité, j'entrais dedans, c'était vide et déménagé. Je descendis à la cave et ma stupéfaction fut grande quand je vis une chèvre et un petit chevreau de quelques jours en vie. Les torpilles tombaient toujours, chacun se mit à son poste de combat prêt à toute éventualité. 

 

Vers 10 heures du matin, les Boches débouchèrent en colonne serrée de la tranchée qu'ils avaient pris la veille à la 5ème Compagnie et arrivèrent sur nous, la baïonnette en avant. Une fusillade nourrie éclata et la mitrailleuse commença son travail de mort. Les Boches tombaient par demi-douzaine à la fois. Ceux qui étaient touchés légèrement faisaient demi-tour en vitesse. La colonne boche fut détruite et ce qu'il en restait chercha un refuge dans les trous d'obus, d'où en rampant ils gagnèrent le talus de la route qui va du village de Douaumont au fort. De là, ils se mirent à à jeter des grenades, mais ils étaient trop loin et les grenades n'arrivaient pas jusqu'à nous. Un officier que l'on reconnaissait à sa casquette les encourageait de la voix et du geste à se porter en avant. Bientôt une cinquantaine se porta en avant chargeant sur la 2ème Compagnie pour nous couper. Mais nos balles partaient et la mitrailleuse, les prenant de flanc, les fauchait comme une poignée de blé mur. Il ne purent arriver jusqu'à la tranchée. Ceux qui restaient indemnes se faufilaient dans une maison à moitié détruite. En face du 109ème d'Infanterie au bois de Caillette, la fusillade crépitait intense mais cette fois nous tenions bon et les Boches ne purent parvenir à nous déloger des tranchées que nous occupions. On signala à l'artillerie et bientôt les 155 se mirent à taper. Malheureusement ils tiraient trop courts et quelques-uns tombèrent sur la 2ème Compagnie où ils causèrent des pertes. Un de nos 155 tomba en plein sur la maison où les Boches s'étaient réfugiés. Les poutres voltigèrent et les Boches qui étaient dedans se sauvèrent à toute vitesse, tous déséquipés et ne sachant trop où se diriger car nous leur faisions un feu d'enfer dessus. 

 

Soudain un Boche que je n'avais pas vu et qui devait être caché dans quelques trous d'obus sauta à côté de moi dans la tranchée. J'avais baïonnette au canon et j'allais la lui planter dans la poitrine, mais je m'arrêtais à temps car il était déséquipé et blessé, levant les bras, il cria :

– Kamarade ! Kamarade !

Je lui mis la main sur l'épaule. Il tremblait comme une feuille, mais j'étais si surpris que je ne pus me tenir de dire :

– Ah ! Mince ! il est culotté celui-là !

Il mit sa main dans sa poche et sortit un cigare qu'il me donna en me regardant de ses yeux effarés. Je le conduisis au Lieutenant Meysson auquel il dit qu'il appartenait au 24e régiment brande-bourgeois et qu'il était poméranien.

 

La nuit vint et l'on fit bonne garde. La neige tombait et ses gros flocons couvraient la terre. Le froid était extrêmement vif. Je tapais la semelle. Le lieutenant vint nous féliciter d'avoir repoussé l'attaque ennemie. Il fit partir au poste de commandement une corvée qui rapporta des réseaux de fils de fer qu'il fit poster devant la tranchée.

 

10 Mars

 

Le jour en se levant me trouva endormi sous ma toile de tente. Malgré le froid et la neige, la lassitude m'avait gagné et je m'étais endormi. Vers 9 heures du matin, le froid me réveilla. Les poilus veillaient, la canonnade habituelle régnait. Le Lieutenant Meysson vint et dit :

– Si aujourd'hui les Boches veulent encore attaquer, je les ferai mater. Je suis en relation directe avec l'artillerie car cette nuit on a posé une ligne téléphonique.

Vers midi l'on nous avertit de la 6ème compagnie que les Boches mettaient baïonnette au canon et ne tarderaient pas à nous attaquer. Un coup de téléphone en avertit l'artillerie et nos 75 se mirent à taper juste devant la tranchée. Nous étions contents lorsqu'ils éclataient derrière la crête où devait être massée l'infanterie allemande. Vers 3 heures du soir, notre artillerie cessa de tirer. Les Boches continuaient à envoyer des rafales d'obus de fort calibre sur l'arrière.

 

La nuit vint. Je rencontrais Bailly l'agent de liaison et je lui demandais :

– Quoi de neuf !!

– Je viens du Commandement, me dit-il, et je crois que nous sommes relevés ce soir.

J'étais extrêmement content et mes camarades étaient comme moi. Depuis 5 jours et 6 nuits, nous ne dormions presque pas et nous étions harassés. Je montais donc mon sac de bon cœur et quand la 75e d'Infanterie du 14e Corps vint nous relever, j'étais heureux. Je leur souhaitais bonne chance et avec ma section, dans la nuit, sur la neige, je descendis la pente. Nous suivions le petit Decauville et ensuite la voie ferrée de Vaux à Souville. Enfin, nous gagnâmes la route. Les rafales d'obus passaient en sifflant par-dessus nos têtes et n'éclataient pas loin. Une odeur de gaz lacrymogènes flottait dans l'air. Nous marchions très vite. J'avais la gorge sèche et je m'enfilais de temps à autre de grands quarts d'eau. La route était encombrée de ravitaillement d'artillerie, de cuisines, d'auto-camions, pleins de blessés et de troupes de relève qui étaient couchés au bord de la route.

– Quel régiment ? fis-je en passant

– 140e d'Infanterie.

"Tiens", pensais-je, "C'est le régiment de Grenoble. Le 14e Corps est par ici".

 

Nous fîmes un instant la pause puis l'on continua à marcher. Les pieds me faisaient atrocement mal car ils étaient à moitié gelés. Mes yeux se fermaient de sommeil. La soif me brûlait la gorge. Nous arrivâmes enfin à Belrupt et en passant devant la rivière, abandonnant la Compagnie, je pus étancher ma soif. Les cantonnements n'étaient pas prêts et de plus, il n'y avait presque plus de place. Les cuisines roulantes n'étaient pas là. Elles étaient à 3 km à Haudainville. Je m'assis sur une pierre pour me reposer, puis comme je voulais dormir, je partis à la recherche d'un gîte. Je me dirigeais où j'avais cantonné la dernière fois, où étaient les artilleurs, mais je n'avais pas de bougie et aucune lumière n'y brûlait. Je pris ma lampe de poche. J'allumais la bougie d'un artilleur et avisant sur la table un morceau de viande et du pain, je le mangeais car j'avais une faim de loup et depuis le matin je n'avais rien mangé. J'étais exténué, les pieds me faisaient terriblement souffrir. J'enlevais mes souliers et parmi les artilleurs, sur la paille humide, roulé dans mes couvertures, je me livrais aux bras de Morphée.

 

11 Mars

 

Le matin, les camarades vinrent me réveiller car la cuisine roulante était arrivée. L'on nous distribua la ration de la veille, je mangeais de bon appétit et comme il en manquait à l'appel, je bus 3 quarts de vin. Son effet ne tarda pas à se produire car j'étais si fatigué et en montant me recoucher, je fredonnais dans l'escalier. "Quand nous étions petits nous avions fait des songes, adorables mensonges ….........". Je me recouchais et d'un trait je dormis jusqu'à midi. A midi, je fus procéder à un débarbouillage complet. Le soir, prenant le frais en fumant ma pipe, je me pris à songer à ce que je venais de voir. Il me semblait d'avoir rêvé. Mais ce rêve était la réalité.

 

 

12 Mars

 

Dans la nuit, les Boches bombardèrent Belrupt. Deux obus seulement tombèrent dans le village et blessèrent un artilleur. A midi je rencontrais Firard, mon meilleur copain de la 2e Compagnie. Je lui serrais la main et il me dit en causant:

– Je crois que vous remontez ce soir !...

 

L'on m'eut souffleté que je n'aurais pas été si surpris. Je demeurais un moment hébété ne pouvant y croire. Dans la rue, je rencontrais le Sous-Lieutenant Boniface.

– Tu sais Garnier, nous remontons ce soir, me dit-il !

– Ils sont fous, répondis-je, mais on n'en peut plus.

Il se contenta de sourire et s'éloigna après m'avoir demandé si j'avais reçu des nouvelles de mes parents. De mauvais cœur, je fus monter mon sac. Après la soupe, la compagnie fut rassemblée et le commandant Dez nous dit en passant : – Allons, il faut en jeter encore une petite secousse, les enfants.

Nous partîmes à la suite du bataillon. Le Sous-Lieutenant Boniface revint à la compagnie car le Lieutenant Meysson était tout seul d'officiers.

– Où allons-nous, demandais-je au Sous-Lieutenant Boniface ?

– Dans un coin qui ne sera pas meilleur que d'où nous venons. C'est aux environs de Vaux je crois, me dit-il.

 

Tourtet était revenu de permission et montait avec moi. L'on partit à la tombée de la nuit et à la première pause, je m'assis contre le cadavre d'un cheval tué. Ça puait. La route était toujours terriblement encombrée à environ 3 km. Nous fîmes la pause et le bruit circula de la bouche des officiers : nous allons en réserve. Le bombardement avait cessé. Nous marchions très vite sur la route qui était toute démolie par les obus. Les trous se touchaient tous. A une bifurcation, je remarquais un trou immense et qui avait englouti une maison. Je me renseignais.

– C'est un trou de 420 me dit-on.

Les rafales d'obus passaient sur notre tête pour aller éclater plus loin. Une section s'arrêta dans les abris d'une carrière. Deux autres parmi lesquels la mienne se dirigea à travers bois et bientôt arriva à à une carrière de sable. Des abris y étaient pratiqués adossés aux murs. Je me glissais dans un avec mon camarade, le breton Le Moener. Le trou était long, mais la solidité était douteuse : c'était une claie faite de branches tressées et recouverte de 10 cm de terre. Je défis ma couverture et bientôt je m'endormis.

 

13 Mars 

 

Toute la journée, je restais couché, ne pouvant faire autre chose. Les obus ne tombaient pas trop. Vers 9 heures du soir, Pourbaix emmena la corvée de soupe. Nous allions partir en corvée quand un ordre du commandant arriva. La compagnie montait en ligne. Je bouclais mon sac et la compagnie, le Sous-Lieutenant Boniface en tête, descendit dans le ravin. Les Boches avec leur artillerie le prenaient en enfilade et y expédiaient toutes les deux minutes une rafale d'une quinzaine d'obus de tout calibre. Au moment où nous arrivions dans le ravin, une rafale éclata. La section se coucha et nous ne reçûmes que de la terre, presque pas d'éclats arrivaient jusqu'à nous. Le ravin était plein de fumée. Profitant de l'accalmie, l'on partit au pas de gymnastique, nous longeâmes le ravin encombré d'arbres brisés. L'étang de Vaux était devant nous. En vitesse, nous passâmes sur les bords. Je remarquais à la lumière d'une fusée une source près de laquelle gisait le cadavre de trois chasseurs à pied qui avaient dû être tués en prenant de l'eau.

 

J'ai su depuis que ce même ravin était surnommé par les troupes « le ravin de la mort ». L'on tourna à gauche et nous prîmes au sommet d'une côte la double voie ferrée Vaux-Fleury que l'on longea et l'on arriva à la Compagnie que nous devions remplacer. C'était du 21e d'Infanterie. Le poste de Commandement était installé sur la voie ferrée, l'abri adossé au talus. C'est là que restèrent le Sous-Lieutenant Boniface, le Lieutenant Meysson et les quatre agents de liaison. Quant à nous, l'on grimpa le talus et la tranchée que l'on occupait était au flanc de la côte qui descendait dans le ravin. L'artillerie des deux côtés s'était tue. Le secteur était calme. La tranchée était large et dans laquelle étaient de petits abris peu solides, mais pratiques. Avec le Caporal Vacheron, nous étions ensembles. Tout était tranquille. Les fusées montaient et descendaient sur les crêtes. Je défis ma couverture et je m'endormis. La nuit se passa très calme.

 

14 Mars

 

La journée se passa fort calme. Nous ne reçûmes pas un obus. Il faisait un soleil splendide. Je pris les jumelles de Tourtet et j'inspectais les environs. Notre tranchée était sur la pente d'un ravin. Devant nous, entre les deux lignes, la redoute d'Hardaumont qui avait été abandonnée à la lorgnette. Je distinguais deux ou trois bouches de canon. Le sol devant la redoute était couvert de morts et des Allemands assurément. A droite du ravin, la crête se prolongeait et nos tranchées de premières lignes était creusées sur la pente où je voyais éclater des Shrapnels. Au bas, un pont sur lequel passait la voix ferrée. Sur la droite, le village de Vaux que nous tenions, mais dont les Boches tenaient les abords. En arrière de la voie ferrée, l'étang de Vaux et dans le bois le fort.

 

Si j'avais eu un appareil à photo, j'aurais pris un superbe cliché. Le soleil se coucha embrasant le village de Vaux et les crêtes environnantes d'une lumière rouge et je pensais aux dires de nos aïeux que cela signifiait du sang qui coulerait. Peut-être pour l'avenir cette pensée fut-elle vraie ! Car jamais l'histoire n'enregistrera des combats plus sanglants que dans ce coin de paysage.

 

La nuit tomba et les Allemands se mirent à tirer par rafale d'une quinzaine d'obus sur l'arrière et sur les batteries du fort de Vaux. Le Sous-Lieutenant Boniface vint à passer et me demanda de mes nouvelles puis il me dit :

– Tu sais, Garnier, nous sommes relevés ce soir et l'on s'en va à l'arrière.

Vers 11 heures du soir, une compagnie du 158e d'Infanterie vint nous relever. La compagnie se rassembla sous la conduite du Lieutenant Boniface car le Lieutenant Meysson resta pour passer les consignes. Des rafales d'obus de gros calibre prenaient « le ravin de la mort » en enfilade. Boniface dit :

– Laissons calmer un peu l'orage. Nous partirons après.

Les rafales se succédaient et l'on aurait dit qu'un train passait dans les airs. Peu à peu les rafales devinrent plus distancées les unes des autres. En profitant donc, l'on partit à la file indienne. Au moment de prendre le terrible ravin, le Lieutenant dit :

– Pressez le pas ici. Dépêchons nous.

Le « ravin de la mort » était plein de fumée irrespirable. Le sol était soulevé et remué par les obus. Des arbres brisés barraient la route qui était semée de morts. Pendant qu'on le traversa, aucun obus heureusement n'y tomba. 

 

Nous fîmes à peu près 3 km sans encombre et comme les hommes étaient essoufflés, l'on fit la pause dans le bois sans s'inquiéter des obus qui passaient. L'on se reforma et l'on reprit la route. Les obus boches sifflaient de toute part. Soudain à 3 mètres de moi, je vis la terre se soulever et une gerbe de feu zébra la nuit. En même temps, une explosion sourde se produisit. Instinctivement j'avais mes mains devant mon visage pour me garantir des éclats, comprenant qu'il était trop tard pour me coucher, car je n'avais pas entendu l'obus arriver. Je ressentis simplement une petite piqûre au menton, mais ce n'était qu'une pierre. Cet obus ne m'avait pas fait la moindre peur car il m'avait trop surpris. Remarquant que mes camarades et le Lieutenant Boniface étaient allongés dans le fossé, je demandais :

– Est-ce qu'il y a quelqu'un de blessé ?

Mais personne ne répondit et les poilus démarrèrent à toute vitesse. Mais j'entendis une voix qui disait :

– Je suis blessé !

– Moi aussi ! répondait un autre.

 

Maroyer avait reçu un éclat sans gravité à la cuisse et Barralon avait reçu un gros éclat à la joue. L'on aurait dit un coup de couteau et le sang coulait. Les poilus couraient à une bifurcation. Deux Shrapnels éclatèrent avec un bruit sourd. Alors ce fut la débandade. Les poilus galopaient en tous sens. Quant à moi et à Chavani, je ne bougeais pas et je m'en trouvais pas plus mal. Les pieds me faisaient atrocement souffrir car ils étaient à moitié gelés. Après de nombreuses pauses, au petit jour, j'entrais à Belrupt et entrant dans le premier cantonnement venu, je m'endormais.

 

15 Mars

 

Pendant toute la journée je restais couché car les pieds me cuisaient et je boitais. Belrupt était bombardé et un obus, éclatant au milieu du village à côté de l'Église, tua deux artilleurs. Les aéroplanes boches venaient en plein jour jeter des bombes sur les cuisines sans la moindre peur.

 

16 Mars

 

Je boitais toujours et je me reposais.

 

17 Mars

 

Les pieds me faisaient toujours mal. Un aéro boche lâcha deux bombes sur la cuisine de la 2ème compagnie, tua 2 cuisiniers, blessa le Sergent Major et le cycliste.

 

 

18 Mars

 

J'avais le cafard car le village était évacué et on la sautait vilain. Pas moyen de trouver de vin.

 

19 Mars 

 

Au matin, l'on nous annonça que nous partions au repas. À 2 heures, après 4 heures d'une marche pénible, l'on arriva à Regret où nous attendaient les autos et ce fut avec plaisir que je dis :

– Adieu Verdun, Adieu Douaumont, Adieu Vaux, Adieu la mort !

 

Les autos nous amenaient vers la vie et nous sortions de la fournaise. Le soir nous arrivions à Resson à 3 km de Bar-le-Duc et à 40 km de Verdun.

 

Je rentrais.......fin.

 

 

Le 18 avril 1916, au camp de Chalons, le drapeau du 17e d'Infanterie fut décoré de la Croix de guerre avec palmes. Devant tout le 21e Corps et les 54 drapeaux de la 4ème armée, le Général Gouraud donna la lecture de la citation : «Placé en 1ère ligne dans un secteur violemment attaqué par les Allemands, a subi pendant plusieurs jours un bombardement intense par des pièces de gros calibre et des Minenwerfer (torpilles). Pendant trois jours consécutifs, a repoussé toutes les attaques menées par l'ennemi avec de gros effectifs, précédés par des jets de liquides enflammés. Sous l'impulsion de son chef, le Lieutenant-Colonel Mareschal, a repoussé toutes les attaques et malgré les pertes sensibles, a conservé toutes les positions.»

Signé : Général Pétain Commandant la 2ème Armée.

 

Le Lieutenant-Colonel Mareschal fut nommé Colonel.

Le Commandant Dez du 1er bataillon fut décoré de la rosette de la Légion d'honneur.

 

Note de Général Gouraud :

"Salut à vous. Glorieux soldats du 17e d'Infanterie. Par votre admirable conduite depuis le début des hostilités, vous avez aujourd'hui la plus haute récompense que puisse ambitionner un soldat. Vous n'avez jamais failli à votre devoir. En Alsace, dans les Vosges, dans la Marne, à Lorette, à Givenchy, à Verdun, vous avez écrit une belle page d'histoire. Vous pouvez marcher la tête haute et je le dis bien haut devant toute l'armée. Vive le 17e, Vive la France".

 

Général Gouraud 

 

 

Albert est tout à droite sur la photo

 

 

 

 

Cette chanson est appelée "Gloire au 17ème Régiment d’Infanterie", composée par le chansonnier Montéhus. Elle a été originellement écrite en 1907 en l'honneur du 17ème Régiment d'Infanterie qui s'était mutiné lors de la révolte des vignerons, refusant de tirer sur les manifestants. Durant la Grande Guerre, Montéhus en écrira une seconde version, cette fois-ci en l'honneur des poilus. Celle-ci demeure néanmoins moins connue que l'originale. 

 

 

I

Si jadis dans un jour de colère

Nos enfants ont dans ce régiment

Refusé de tirer sur leur mère

Aujourd'hui ils ont fait le serment

De combattre jusqu'à la victoire

Au cri sacré de la liberté

Le 17e se couvre de gloire

Peuple français tu peux encore chanter.

 

Refrain

Salut, salut à vous

Braves poilus du 17e

Salut, salut à tous

Chacun vous admire et vous aime

Salut, gloire et honneur

A ce régiment magnifique

C'est l'image des travailleurs

Fiers soldats de la République.

 

II

S'ils n'ont pas voulu rougir la terre

En tirant sur leurs bons vieux parents

Aujourd'hui, dans cette horrible guerre

Pour la France, ils offrent tout leur sang

Le soldat n'est pas fait pour les grèves

Il est pour garder le pays

En attendant que vienne le beau rêve

Où tous les peuples seront unis.

 

Au refrain

 

III

Écrivains qui disiez que la France

N'était qu'un pays dépravé

Où trouvez-vous plus belle vaillance

Qu'en Gavroche, cet enfant sur papier ?

Salut à toi, race Française

Quand l'on a a la Marne et Verdun

L'on peut sans peur dire qu'en 93 (=1793, titre du livre de Victor Hugo)

Ils n'ont pas fait ce que font nos gamins.

 

Refrain

Salut, salut à vous qui combattez dans la fournaise

Salut, salut à vous

Chefs et soldats de l'Armée Française

Salut, gloire et honneur

Votre mission est magnifique 

Elle prépare pour notre bonheur

Le triomphe de la République.

 

Montéhus

Albert Garnier

 

 

 


 

Après une première campagne sur le front de Verdun, Albert repart dans les Ardennes en 1918 où il est blessé par balle le 26 Octobre 1918. Transféré à l'hôpital de Clermont-Ferrand, il décède le 3 Novembre 1918 de l'épidémie de grippe espagnole, 8 jours avant l’armistice. Il venait juste d'avoir 23 ans.

 

Il repose à la Nécropole Nationale « Les Carmes » à Clermont-Ferrand (Tombe N°30), comme l'atteste le registre du ministère.

 

A l'église de Montbrand, une plaque lui rend hommage, ainsi qu'aux autres combattants qui ont donné leur vie pour la France.

 


Fiche matricule d'Albert

Albert a été promu Caporal le 3 août 1918.

Il a été cité à l'ordre du jour : "a fait volontairement partie d'une chaîne de coureurs chargés de porter des ordres entre deux éléments, bombardés par toxiques et menacés d'infiltration ennemie".

Enfin, il a reçu la Croix de Guerre.


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http://www.premiere-guerre-mondiale-1914-1918.com/